1.
Les Églises catholiques et orthodoxes sont prêtes aujourd’hui, au plus haut niveau institutionnel, à retrouver la pleine communion. Malgré des résistances encore bien réelles, elles se considèrent déjà comme « Églises
sœurs ».
Les primats des
deux Églises ont ouvert la voie à la réconciliation
Le 15 avril 2014,
50 ans après la rencontre historique entre le pape Paul VI et le patriarche Athénagoras à Istanbul, le patriarche Bartholomée a déclaré à la presse: « Les besoins de réconciliation sont
urgents et interpellent les Églises. Celles-ci doivent entreprendre des pas décisifs pour y répondre d’une seule voix». Quelques mois plus tard, le 30 novembre 2014, le pape François lui a répondu en ces termes à l’issue de la liturgie
célébrée au Phanar à Istanbul : « L’unique chose que désire l’Église catholique, et que je cherche comme évêque de Rome, « l’Église qui préside dans la charité », c’est la communion avec les
Églises orthodoxes ». Expliquant que
la « pleine
communion » n'était
ni « soumission », ni « absorption »,
considérant que les Églises catholique et orthodoxe étaient déjà en chemin vers la pleine communion, il a affirmé que l'Église catholique n'entendait
pas « imposer
une quelconque exigence, sinon celle de la profession de foi commune » et s'est dit prêt à continuer de «chercher ensemble, à la lumière de l’enseignement de l’Écriture et de l’expérience du premier millénaire, les modalités par lesquelles
garantir la nécessaire unité de l’Église dans les circonstances actuelles ».
Le pape François
et le patriarche Bartholomée sont en effet considérés comme les primats de leurs Églises respectives depuis au moins un millénaire.
Plus
généralement, les deux Églises de Rome et de Constantinople se considèrent à nouveau comme « Églises sœurs »
C’est le cas
depuis le fameux Tomos Agapis (« livre de la charité »), célèbre correspondance entre papes et patriarches, initiée après le concile Vatican II par Paul VI et
Athénagoras.
L’Église
catholique admet à la communion depuis le concile Vatican II les chrétiens des Églises orthodoxes. L’Église orthodoxe russe a admis également entre 1969 et 1986 les chrétiens catholiques à la
communion. Cette décision approuvée par un concile de l’Église russe n’a pas été à ce jour invalidée par un autre concile. Alors pourquoi aujourd’hui la hiérarchie orthodoxe refuse-t-elle de
donner à ses fidèles la possibilité de communier au même calice avec leurs frères et sœurs catholiques ? Et pourquoi des zélotes dans les Églises orthodoxes peuvent ils publier des textes
violemment anti-œcuméniques sans être contredits par leur hiérarchie ? (cf. Archimandrite Elie, L’orthodoxie, qu’est-ce que c’est ?, monastère de la Transfiguration en Dordogne,
2015)
Les amitiés qui
se sont nouées au XXe siècle entre de grandes figures représentatives des deux Églises, de Nicolas Lossky à Jean-Marie Roger Tillard,
ou de Jean Zizioulas à Henri de Lubac, ont pourtant aidé à dépasser certaines blessures héritées de l’histoire.
2.
La fausseté des raisons de la séparation entre catholiques et orthodoxes a largement été mise en lumière grâce aux travaux communs. La séparation est en effet bien plus politique, que théologique, et son caractère bloqué ne date que du XVIIe siècle et des suites de la Guerre de Trente ans.
Le schisme est beaucoup moins profond qu’il n’y paraît d’abord
On a longtemps invoqué des raisons d’ordre
théologique, historique et culturel pour expliquer la rupture entre orthodoxie et catholicisme. Mais les travaux des commissions mixtes catholiques-orthodoxes au niveau local comme au niveau
international ont invalidé les incompréhensions et les a priori ayant justifié la rupture entre les « Églises-Empires » d’Orient et d’Occident.
Le père Yves-Marie Joseph Congar a pour sa part, dans une célèbre conférence prononcée en 1954 à l’abbaye de Chevetogne et qui fut longuement applaudie par le théologien orthodoxe Paul Evdokimov,
expliqué que l’estrangement entre
l’Église orthodoxe et l’Église catholique avait été une accumulation de disputes liées principalement à la manipulation dont elles faisaient l’objet par les empereurs d’Orient et d’Occident et,
dans une moindre mesure, à l’approfondissement du fossé culturel entre monde grec et monde latin à partir du IXe siècle (cf. Y. Congar, « Neuf cents ans après. Notes sur le ‘Schisme oriental’ », in 1054-1954 : L’Église et les Églises. Neuf siècles de douloureuse séparation
entre l’Orient et l’Occident. Études et travaux sur l’Unité chrétienne offerts à Dom Lambert Beauduin, vol. I, Chevetogne, 1954 - Collection Irénikon).
L’une des sources de tension entre l’Orient et l’Occident chrétien est la définition du nombre des conciles communs aux deux Églises.
Avec ce conflit se joue la question des
frontières des vérités partagées par l’ensemble des chrétiens. Le pape Paul VI a pour cette raison distingué les conciles œcuméniques reconnus par les deux Églises, qui définissent l’identité
chrétienne fondamentale, et les conciles généraux qui ont développé tel ou tel point de doctrine sans contredire les vérités fondamentales partagées.
Le père catholique Francis Dvornik a montré quant à lui, en parfait accord avec le théologien orthodoxe Olivier Clément, que les Églises d’Orient et d’Occident n’ont jamais considéré avant le
XVIIIe siècle qu’il n’y avait eu que sept conciles œcuméniques. En effet, on sait de nouveau aujourd’hui que le concile de rupture
entre Rome et Constantinople en 869 fut annulé par un concile de réconciliation en 879 à Constantinople. Par ailleurs le concile de Florence de 1439 fut reconnu comme valide par l’Église
orthodoxe de Kiev jusqu’au début du XVIIe siècle comme en témoigne la célèbre Confession de foi
catholique-orthodoxe du métropolite Pierre
Mohyla, métropolite orthodoxe de Kiev, publiée à Jassy en 1633. Encore au XXe siècle, tant le père Georges Florovsky
(orthodoxe) que le père Martin Jugie (catholique) ont jugé cette confession de foi parfaitement catholique et orthodoxe. (Cf. aussi G. Florovsky, Les Voies de la théologie
russe, Paris, DDB, (1937)
1991)
Le vrai schisme est politique et date des années 1650 avec le traité de Westphalie
Ainsi, bien que certains historiens expliquent
que la rupture entre « catholiques » et « orthodoxes » a toujours existé, ou daterait au moins de 1054, le schisme entre les deux Églises n’existe en réalité que depuis les
années 1650, c’est-à-dire depuis le traité de Westphalie qui a consacré en Europe le principe politique du Cujus regio ejus religio (Tel prince, telle religion : principe qui a divisé l’Europe sur le principe confessionnel). Le pouvoir politique, qu’il
soit ottoman ou tsariste en Orient, ou impérial et royal en Occident, a eu intérêt à figer puis à sacraliser les divergences entre chrétiens d’Orient et d’Occident et enfin à les considérer comme
insurmontables.
Depuis les années 1650 donc, époque où apparaissent les termes mêmes « d’orthodoxe » et de « catholique » pour désigner une appartenance confessionnelle, les Églises
« catholique » et « orthodoxe », ont vécu leurs identités et différences réciproques autour de trois principales lignes de rupture : 1. la question de la procession de
l’Esprit Saint ;
2. Le statut de la Vierge Marie ; enfin 3. la place de l’évêque de Rome dans la communion des Églises. 1°/ La question de la procession de l’Esprit Saint a été résolue
L’Église a toujours affirmé avec force que le
Saint-Esprit procède éternellement du Père et du Fils, non pas comme deux principes, mais comme d’un seul principe, non pas deux inspirations mais une seule et unique inspiration.
Pour résumer de façon lapidaire les travaux des théologiens depuis la fin du XIXe siècle sur ce sujet, on peut affirmer
qu’il n’existe plus aujourd’hui, sur ces trois points, de divergence substantielle entre catholiques et orthodoxes informés.
Après avoir travaillé longuement sur la question du filioque, la commission mixte de dialogue aux États-Unis entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe a publié un texte de consensus expliquant ceci : « En raison du
progrès dans la compréhension mutuelle qui est apparu dans les décennies récentes, les orthodoxes et les catholiques cessent de considérer comme hérétiques les traditions de l’autre partie sur le
sujet de la procession du Saint-Esprit » (« The Filioque : A Church-dividing Issue ? » An Agreed Statement of the North American Orthodox-Catholic Theological Consultation, Washington DC,
2003).
2°/ De même, le statut de la Vierge Marie n’est plus un obstacle à la réconciliation
Sur la question de la Vierge Marie, les
catholiques et les orthodoxes ont bénéficié du dialogue œcuménique qui a conduit catholiques et protestants à retrouver la vénération de la Vierge Marie
comme Panaghia, « Toute
Sainte », par l’Église primitive. Comme l’écrit en 2014 Mgr Pierre d’Ornellas, évêque catholique de Rennes, la Vierge Marie n’est pas considérée comme distincte du genre humain, comme
pouvait le laissait croire la formulation théologique du dogme de l’Immaculée Conception. Les orthodoxes (et certains théologiens catholiques comme Dominique Cerbelaud) craignaient qu’en
déclarant immaculée la naissance même de Marie (et non pas seulement de Jésus), les catholiques ne séparent Marie de son appartenance au genre humain. En réalité, comme en témoigne le texte du
Groupe des Dombes « Marie dans le dessein de Dieu » (2001), l’Église catholique croit comme l’Église orthodoxe que l’Immaculée Conception signifie la « toute sainteté » de
Marie, qui fut parfaitement femme sans pour autant avoir été atteinte par le péché : « Regardant le troisième millénaire, saint Jean-Paul II rappela l’“appel universel à la
sainteté” que lança solennellement l’Église au concile Vatican II (cf. Lettre du 6 janvier 2001, n° 30). Inspiré par un saint français, Louis-Marie Grignion de Montfort, il remit sa vie entre les
mains de Marie. (…) Elle est “la toute sainte” qui ouvre le chemin de la sainteté à ses enfants ».
Il ne reste donc que la question de la gouvernance de l’Église.
3.
Sur le tryptique de fond qui seul empêchait finalement une pleine communion dans la communion des Églises (procession de l’Esprit Saint, statut de la Vierge Marie et place de l’évêque de Rome), l’unique vraie question qui reste en suspens est la troisième : celle qui concerne la gouvernance de l’Église.
Au-delà de la dissension officielle, il faut prendre conscience du consensus fondamental qui se dessine.
Il est bien vrai qu’il n’existe pas encore de consensus officiel entre catholiques et orthodoxes. Mais un consensus fondamental se dégage depuis une trentaine d’années entre les théologiens d’Orient et d’Occident (Antoine Arjakovsky, « Primauté et Juste gouvernance dans l’Eglise », Istina LVIII (2013), p. 345-360). En effet, les théologiens catholiques et orthodoxes réunis au sein de la commission mixte de dialogue en France ont affirmé en 1991 (Commission mixte de dialogue entre les Églises catholique et orthodoxe en France, La Primauté romaine dans la communion des Églises Paris, Cerf, 1991) que tous les évêques sont les héritiers de la confession de foi de Pierre affirmant que « le Christ est le fils du Dieu vivant ». C’est pourquoi « l’Église une et unique est ainsi une communion d’Églises locales qui doivent être liées les unes aux autres par cela même qui les fait exister chacune comme Église. » Les théologiens de Rome, de Paris ou de Moscou considèrent qu’il n’y a pas de priorité, ni historique ni ontologique de l’Église universelle par rapport à l’Église locale. Car l’une est impossible sans l’autre au même titre que la personne ne se constitue que dans l’altérité. « L’Église a son origine et sa source dans le mystère de la communion trinitaire » (Ibid., p. 124). Le Père fait exister l’Église « par la mission conjointe du Fils qui l’institue et de l’Esprit qui la constitue ».
Finalement, le sens ecclésial du peuple de Dieu (qui reçoit ou élit) a autant d’importance que l’institution ecclésiastique (qui propose ou nomme)
Cette approche non conceptualiste n’est pas synonyme d’anarchie. Les théologiens orthodoxes ont rappelé l’importance du 34e canon apostolique (qui fut repris au concile d’Antioche en 341) pour la conscience de l’Église primitive : « Les évêques de chaque nation doivent connaître celui qui, parmi eux, est le premier, et le considérer comme leur tête, et ne rien faire d’exceptionnel sans son avis. Chacun d’eux ne doit faire que ce qui s’impose à son diocèse et aux territoires dépendants de lui. Mais que le premier, non plus, ne fasse rien sans l’avis de tous les autres. Ainsi règnera la concorde, et Dieu – le Père, le Fils et le Saint Esprit – sera glorifié dans le Seigneur par le Saint Esprit » (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, V, XXIII, 2-3, t. II, Sources chrétiennes 41, pp. 66-67).
Les orthodoxes ont également admis que le pape, dès les premiers temps de l’Église, était habilité à intervenir dans les affaires des autres Églises locales en vertu de sa primauté d’amour.
Le dominicain Hervé Legrand a rappelé que l’Église ancienne, fidèle au concile de Sardique de 343, a reconnu à l’évêque de Rome un droit d’appel, et de cassation au concile photien de Constantinople en 879. La commission mixte reconnut qu’il y eut des « sensibilités juridiques» différentes en Orient et en Occident. C’est pourquoi elle recommande de « retrouver un jeu équilibré des instances de conciliarité sur la base d’échanges continus, plutôt que de recourir spontanément et constamment aux instances ultimes d’appel » (Ibid., pp. 123-124). Il n’y a donc pas d’opposition entre primauté d’honneur et primauté de juridiction, comme on a voulu le croire dans l’histoire, même si de fait l’Église d’Orient n’a développé qu’un droit conciliaire et l’Église d’Occident qu’un droit pontifical. Le document conclut : « la tâche majeure des primats en notre temps n’est-elle pas, alors, au sein des instances conciliaires respectives auxquelles ils président de surmonter cette divergence ? À cette fin ils devraient considérer leur rôle avant tout comme une vigilance, comme un service de l’unité, en vue de maintenir ou de rétablir la communion entre les Églises, plutôt que comme un pouvoir arbitraire d’initiative et d’intervention, qui risque de conduire à des dispersions nouvelles et à un émiettement accru de l’Église du Christ » (Ibid., p. 125).
Il n’en demeure pas moins que les Églises sont aujourd’hui réticentes à revenir à l’ordre pentarchique du premier millénaire
À l’heure de la globalisation, le souci du pape Benoît XVI d’affirmer l’unité universelle et visible de l’Église à l’image de l’unité personnelle de Dieu apparaît légitime. Mais la proposition qu’il fit à une partie de l’Église anglicane de rejoindre la communion catholique en conservant leurs traditions et liturgies, sans en avertir l’archevêque de Canterbury et en créant des diocèses non territoriaux, est apparue à beaucoup comme un néo-uniatisme inamical. Inversement la défense par les Églises orthodoxes du principe de plénitude de l’Église locale, qui pose la communion sur le modèle de l’amour et de la reconnaissance réciproque à l’image de la vie trinitaire, est tout autant légitime selon le pape François qui cherche à réformer la gouvernance de l’Église romaine. Mais l’incapacité des Églises orthodoxes à se réunir en un concile panorthodoxe depuis plusieurs siècles révèle les limites d’une ecclésiologie qui se fait ronger de plus en plus, malgré ses dénégations, par l’hérésie du phylétisme c’est-à-dire du nationalisme ecclésial.
La prise de conscience de cette double richesse et de cette double limite des ecclésiologies orientale et occidentale témoigne surtout que nous changeons d’époque
Si une telle prise de conscience a pu
apparaître, c’est que déjà pointe à l’horizon une nouvelle ecclésiologie baptismale, eucharistique et pastorale qui permet de penser à nouveau la place de l’évêque de Rome dans l’Église, et plus
largement de la juste gouvernance fondée sur les principes de responsabilité, de liberté, et de synodalité.
Le Groupe de travail catholique-orthodoxe Saint-Irénée, fondé en 2004, témoigne de ce nouvel âge post-confessionnel de la théologie chrétienne capable de discerner de façon kénotique – la kénose
du Christ signifie que le Logos s’est dépouillé de la
puissance propre à sa divinité pour s’incarner dans l’Esprit ; un discernement kénotique est la capacité de l’intelligence à se vider de toute volonté de pouvoir et de s’emplir de l’Esprit
pour poser un jugement – les limites de l’orthodoxie comprise seulement comme mémoire fidèle, capable d’inventer de façon œcuménique une nouvelle ecclésiologie réconciliée et de faire dialoguer
au sein de chaque tradition chrétienne les différents courants spirituels. En 2012, ce groupe de théologiens orthodoxes et catholiques a fait preuve de réalisme: « L’histoire de la
réception de Vatican II montre l’impossibilité de corriger jusqu’à maintenant les tendances centralisatrices dans l’Église catholique. On rencontre une difficulté analogue dans l’Église
orthodoxe, où les Églises autocéphales et autonomes n’arrivent pas à collaborer entre elles et à mettre la synodalité en pratique.» Il reconnaissait implicitement que la solution à la
tension structurelle entre primauté et conciliarité ne pouvait être trouvée qu’ensemble, progressivement, et en faisant se rencontrer les différents courants spirituels de chacune des traditions
confessionnelles.
4.
Pour avancer aujourd’hui, il faut passer de l’ecclésiologie confessionnelle à l’œcuménisme de la vie. Le Christ lui-même a donné des indications de gouvernance et l’exemple de Pierre, Jacques et Jean vient les concrétiser.
Le temps est donc venu de passer à une pratique œcuménique de la gouvernance ecclésiale
Face à la prise de conscience des limites
d’une vision trop juridique, ou trop mystique, ou trop congrégationnelle de l’Église (car le Conseil œcuménique des Églises admet de plus en plus qu’il traverse une période de crise), il convient
de réconcilier le génie de chaque tradition chrétienne pour penser et vivre la gouvernance ecclésiale dans l’esprit du Christ ressuscité.
Il convient tout d’abord de se mettre à l’écoute des « signes des temps ». A l’âge post-constantinien de l’histoire, la conscience ecclésiale se souvient que chaque citoyen du
royaume du Christ, baptisé en Christ, a revêtu le Christ. De fait, le renouveau contemporain de la théologie du politique affirme qu’une synthèse est possible entre l’âge médiéval, qui a insisté
sur l’origine divine du pouvoir de César, et l’âge moderne, qui a fait primer la nécessaire séparation entre le royaume de César et le royaume de Dieu. (On recommande en particulier la lecture
des Actes du colloque « La démocratie, une valeur spirituelle », sous la direction de Antoine Arjakovsky, Antoine de Romanet et Philippe Poirier, Paris, Parole et Silence, 2013.) A
l’âge œcuménique et post-confessionnel de l’histoire, il apparaît également, en Orient comme en Occident, que la gouvernance dans l’Église doit associer le génie de la régulation responsable de
Pierre, de la résistance insoumise de Jacques, et de la vision spirituelle de Jean (Cf. Antoine Arjakovsky, Qu’est-ce que l’orthodoxie ?, Paris, Gallimard, 2013).
Le Christ lui-même nous a donné des clés pour comprendre la gouvernance ecclésiale
Il faut en effet relire les sources
évangéliques comme l’ont suggéré le père Serge Boulgakov, et le père Hans Urs von Balthasar. Il est frappant à la lecture attentive des textes de constater que le Christ a lui-même organisé la
gouvernance de son Église. Bien que l’ensemble du ministère du Christ puisse être compris comme un temps de « management ecclésial », la période qui se situe entre l’épisode de la
Transfiguration et l’Ascension de Jésus (Luc 24) est particulièrement éclairante. Le Christ au moment de sa Transfiguration (Luc 9,28), comme le révèle la mémoire visuelle et iconographique mais
aussi orale et liturgique de l’ÉEglise, apparaît au centre d’une croix formée à gauche et à droite par la Loi (Moïse) et la justice prophétique (Élie) et en haut et en bas par la gloire (la main
du Père) et la mémoire (les trois apôtres Pierre, Jacques et Jean). Le pôle de la mémoire est trine et reflète de la sorte la trinitarité du phénomène théologique et historique. Pierre, Jacques
et Jean, seuls apôtres a avoir assisté à la résurrection de la fille de Jaïre (Luc 8,49) n’ont pas été conduits par hasard sur le Mont Thabor. Il fallait qu’ils puissent voir de leurs yeux la
glorification anticipée du Fils et entendre de leurs oreilles la voix du Père leur dire : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le ! ». A ceux à qui le Christ
octroie un honneur particulier et donc une responsabilité particulière, il a été donné de comprendre que Dieu se manifeste et agit dans l’Histoire à travers son Fils. La tradition iconographique
retient trois détails étonnants. Chaque apôtre est représenté de façon différente. Pierre l’organisateur suggère de dresser trois tentes. Jacques le silencieux est catapulté à la renverse. Jean
le mystique se concentre sur une fleur des champs.
À partir de ce moment précis, l’évangéliste Luc rapporte que le Christ se fait plus explicite dans ses recommandations et dans son annonce de sa propre résurrection, tout en les enjoignant de ne
« dire mot à personne », c’est-à-dire pas même aux autres apôtres, ce qui témoigne de leur maturité et donc de leur mission particulière. Le Christ leur apprend à régler les cas de
possession les plus graves (Marc 8,14), la gestion du pouvoir (Marc 9,33), le rapport aux guérisseurs au nom du Christ extérieurs à la communauté apostolique (Marc 9,38), les met en face des
dangers des comportements pécheurs (Marc 9,42), les instruit sur les questions du mariage et du divorce (Marc 10,1), sur le rapport aux richesses (Marc 10,17), sur la question de l’impôt à l’Etat
et dans la communauté (Marc 12,13), etc. Cette énumération est frappante.
Le plus frappant est que le Christ instaure une collégialité entre les apôtres fondée sur la responsabilité particulière de Pierre, Jacques et Jean
Celle-ci apparaît dans certains passages comme
l’annonce de la ruine du Temple faite à « Pierre, Jacques, Jean » (et André, le frère de Pierre, à l’écart), l’épisode du sommeil au jardin de Gethsémani où les trois apôtres sont
cités nommément, et dans le Livre des Actes (1,13-14) qui à la fois énumère Pierre, Jean et Jacques avant les autres disciples (avec André en tant que frère de Pierre) et en même temps donne à
Pierre le rôle de porte parole des onze (Actes 1,15) au moment où il s’agit pour la première fois de prendre une décision au nom du Christ, à savoir l’élection du douzième apôtre. Comme l’a
rappelé la théologienne orthodoxe Marina Copsidas dans son très beau livre, Les Larmes de Pierre, Paul lui-même témoigne de cette gouvernance triumvirale dans l’Église primitive : « Et considérant la grâce qui m’a été donnée, Jacques, Céphas et Jean,
considérés comme les colonnes, nous donnèrent la main à moi et à Barnabas, en signe de communion, afin que nous allions nous, vers les païens, eux, vers les circoncis » (Galates 2,9).
Le caractère charismatique de la gouvernance ecclésiale fondée sur les vocations particulières de Pierre, de Jacques et de Jean, qui connurent tous le martyr, donne certains enseignements au
temps présent. Tout d’abord, l’autorité dans l’Église appartient au Christ seul, comme il le dit à ses disciples après sa résurrection (Matthieu 28,8 : « Tout pouvoir m’a été donné au
ciel et sur la
terre ») Et en même temps, le Christ donne une
responsabilité politique aux apôtres, puisqu’il les enjoint à faire « de toutes les nations » des disciples.
Ensuite, le pouvoir s’est organisé progressivement dans l’Église autour des trois colonnes, Pierre, Jacques et Jean. Mais cette autorité ne fonctionne qu’à plusieurs. Boulgakov a montré de façon
magistrale que la même autorité christique se manifesta à la fois par la face régulatrice et volontaire de Pierre – qui enjoint dans le livre des Actes un paralytique de se lever –, et par la
face mystique et silencieuse de Jean – qui tourne son regard, à l’heure de la mort du Christ, vers l’infirme de la belle Porte. Mais on pourrait ajouter bien des exemples de l’autorité en tension
qui unit les deux fils du tonnerre, rebaptisés Boanergès par le Christ lui-même : Jean est l’apôtre à qui fut donné de voir les événements de l’Apocalypse et Jacques fut le premier apôtre à expérimenter l’apocalypse
terrestre du martyre par sa confrontation ouverte avec Hérode (Actes 12,1). Jean fut adopté par le Christ sur la croix comme son frère adoptif (Jean 19,26) tandis que Pierre fut désigné par le
Christ comme le pasteur de ses brebis (Jean 21).
Si Pierre fut tenté d’adopter un langage diplomatique afin de ne froisser ni les Juifs ni les Grecs, Jacques adopta une position plus tranchée, mais aussi plus claire à l’égard des Hellènes. Tout
ceci signifie que l’Église sera une à mesure qu’elle sera sainte et qu’elle sera catholique à mesure qu’elle sera apostolique.
L’Église n’est ni une monarchie ni une démocratie
C’est le troisième enseignement sur la volonté christique d’une gouvernance tri-vocationnelle dans l’Église. Le père Congar a remarqué que les deux seuls emplois du mot « Église » dans le Nouveau Testament (Matth 16,18 et 18,18) orientait vers deux modes bien différents de gouvernance : top-down (de haut en bas) pour l’épisode de Pierre recevant du Christ les clefs du Royaume, et bottom-up(de bas en haut) pour l’injonction de la correction fraternelle en cas de conflit, d’abord en cercle privé, puis en cas d’insuccès sur la parole de deux ou trois témoins, et enfin devant toute l’ekklesia. La juste gouvernance ecclésiale doit intégrer rois, prêtres et prophètes. La Jérusalem céleste ne pourra rencontrer la Jérusalem terrestre, selon Vladimir Soloviev (Court récit sur l’Antéchrist), que si le pape Pierre II, le pasteur Pauli et le starets Jean (personnages du récit fictif de Soloviev) se retrouvent dans l’amour et que si se produit la réconciliation entre juifs et chrétiens annoncée par l’Apocalypse.
5.
Pour réussir une pleine communion, il faut enfin redire la différence entre infaillibilité du message de l’Église sur la vérité et faillibilité historique des institutions. Fondamentalement, avec un message commun et une profession de foi commune, la voie de la réconciliation est possible.
L’infaillibilité du vrai ne signifie pas l’infaillibilité historique
Comme l’a montré récemment le théologien catholique Bernard Sesboüé, du point de vue de la tradition chrétienne, il est légitime de parler de l’infaillibilité de l’Église quant à la substance de son message de salut. Mais l’Église dans sa vie quotidienne « reste faillible dans les décisions qu’elle prend et aussi dans les enseignements qu’elle donne » (B. Sesboüé, Histoire et théologie de l’infaillibilité de l’Église, Bruxelles, Lessius, 2013, p. 332.). C’est pourquoi le christianisme oriental préfère utiliser la notion de vérité droite, et même plus largement d’orthodoxie, plutôt que d’infaillibilité. Comme l’écrivait le théologien orthodoxe Nicolas Afanassiev, la notion de vérité inclut celle d’infaillibilité. « L’Église est infaillible parce qu’elle est vérité. Il n’y a que le vrai qui soit infaillible » (N. Afanassieff, « L’Iinfaillibilité de l’Église du point de vue d’un théologien orthodoxe », dans L’Infaillibilité de l’Église. Journées œcuméniques de Chevetogne, 1961, Chevetogne, 1963 ; cité par B. Sesboüé, Histoire et théologie de l’infaillibilité de l’Église, Bruxelles, Lessius, 2013, p. 336. On est aux antipodes de la vision scientifique de la vérité qui considère celle-ci, selon Karl Popper, comme une proposition réfutable). Parce que Jésus-Christ est « le chemin, la vérité et la vie », l’Église, en tant que réalité divino-humaine, témoigne dans l’histoire de cette vérité vivante. Mais si, au cours de son cheminement historique, elle se détourne du Christ, si elle perd son gouvernail, son ortho-doxie (ce qui signifie à la fois « juste glorification », « vérité droite », « mémoire fidèle », et « connaissance juste »), alors elle risque de tomber dans l’hérésie.
Chacune des deux Églises a de quoi apprendre de l’autre
Il a manqué à la spiritualité occidentale une intelligence symbolique, antinomique, et eschatologique, capable de penser ensemble, comme chez V. Soloviev ou S. Boulgakov, le référent, le signifiant et le signifié. L’Occident a craint de tomber dans l’idolâtrie en vénérant les icônes précisément parce qu’il peinait à se représenter le lien unissant le Dieu invisible et inobjectivable, le Dieu incarné et visible, et Jésus-Christ promettant la vision de Dieu aux cœurs purs. Constatant la victoire quasi complète du nominalisme dans l’Occident médiéval, Michel Foucault n’a pu que constater, dans Les Mots et les Choses, une déliaison dans les mentalités entre le référent, le signifiant et le signifié à l’aube de la Renaissance. Mais il a manqué à la spiritualité orientale le génie occidental du sens de l’Incarnation divine, de la perspective, cette intelligence selon laquelle l’histoire n’est pas un long couloir vide. On ne trouve ni chez Dostoïevski ni chez Kazantzakis le sens de la patience de l’Esprit, qui seule rend possible pourtant la venue sur la terre du Royaume divino-humain.
Une Église réconciliée pourrait puiser dans un humanisme chrétien commun
Dans un ouvrage récent, l’intellectuel et
moine catholique italien Adalberto Mainardi propose d’ouvrir de nouveaux horizons à la post-modernité, en commençant par présenter ce que serait une Église réconciliée dans sa catholicité
ouverte, son orthodoxie polysémique, et son attachement à la liberté humaine enraciné dans la tradition chrétienne (Adalberto Mainardi, Spiritualités en
dialogue, Paris, Parole et Silence, 2014). Dans son
chapitre « Humanisme chrétien, entre Orient et Occident », l’auteur insiste tout particulièrement sur la notion universelle de dignité de la personne humaine. « Notre thèse,
écrit-il, est qu’un retour aux valeurs fondamentales de l’humanisme chrétien peut offrir un horizon de sens, un espace de liberté et de reconnaissance mutuelle, dans lequel des cultures et des
civilisations diverses puissent se rencontrer dans la paix. La possibilité même d’une telle rencontre devrait consister en la reconnaissance réciproque de la valeur de la personne humaine,
reconnaissance qui trouve diverses expressions dans les diverses formulations des “droits de l’homme” à l’époque moderne ».
Mais, ajoute-t-il, la philosophie séculière des droits de l’homme n’aura d’avenir que si elle retrouve la notion d’intériorité propre à l’humanité – l’âme. Ici se trouve la synthèse des deux
spiritualités d’Orient et d’Occident. Il s’agit, pour dépasser les brisures du temps global, « de vivre à chaque instant dans un effort d’unification de la personne qui est aussi un
exercice, une ascèse, d’unification du temps ». Mainardi reprend les thèses de Pic de la Mirandole sur la dignité absolue de tout être humain, mais il désigne « le défi de notre
époque », la reconnaissance qu’il y a plusieurs types possibles d’humanisme fondés sur une telle dignité. L’enjeu est donc en dernier ressort de créer de nouvelles formes de solidarité entre
ces différents types d’humanisme.
d'après Antoine Arjakovsky - aleteia.org
Écrire commentaire