1.
Les termes chrétiens de « croisades », «
croisés » ou « martyrs » sont profondément dévoyés dans leur usage médiatique et
de moins en moins compris dans le grand public. Il est abusif et absurde de faire de tous les Occidentaux des croisés, surtout en cette époque où ils se sécularisent. C’est une distorsion
grossière de l’histoire, de la part de minorités d’extrémistes qui s’imaginent pouvoir restaurer par les armes et la terreur la supériorité culturelle de l’islam au début du
Moyen-Âge.
Les termes de « croisades » ou de « croisés » sont utilisés à toutes les sauces dans la « littérature » djihadiste, sans référence historique
sérieuse
On dénature profondément le sens de ces termes en ne tenant compte ni de l’histoire, ni de la réalité à laquelle ils renvoient. Dans les principes d’abord, l’historien fait rarement des sauts
chronologiques aussi spectaculaires et son pire ennemi, c’est l’anachronisme. Passer du Moyen Âge au XXe siècle n’est pas possible et encore moins sur de tels sujets. Des notions comme celle de « croisades » sont nées à un moment de l’histoire
précis, avec des conditions économiques, politiques, sociales et surtout religieuses qui n’ont rien à voir avec les nôtres. Du point de vue de l’érudition, de la science, de la rigueur, la
comparaison est déjà tout à fait déplacée.
Sur le fond, il est aberrant de penser que tous les Occidentaux pourraient entrer dans la démarche des croisés, surtout à une
époque comme la nôtre, aussi marquée par la sécularisation
Lorsque les extrémistes musulmans et Daech prétendent que des « martyrs » vont éliminer des « croisés » lorsque leurs attentas suicides parviennent à tuer des civils parisiens
ou des passagers russes, les mots n’ont plus aucun sens. Qu’on songe, à l’inverse, au croisé médiéval, un chevalier aristocratique, entraîné au combat depuis sa plus tendre enfance, hypothéquant
ses biens pour subventionner son départ pour la Terre sainte, d’où il n’a que deux chances sur trois de revenir. Le tout dans la démarche pénitentielle du pèlerinage au Saint-Sépulcre… Ce
croisé-là est-il comparable au passionné de musique rock du Bataclan ?
On ne peut absolument pas dire que les nations qui engagées dans les conflits actuels le fassent au nom de la foi chrétienne
Même si Georges Bush a pu utiliser un court moment le mot « croisade » pour envahir l’Irak, son action militaire relevait d’une toute autre réalité et poursuivait d’autres fins. Poutine
n’a jamais utilisé ce concept, d’autant que, dans l’orthodoxie contrairement à la « chrétienté » latine, la notion de croisade n’a jamais pris,. C’est le prince, l’empereur ou le
basileus de Byzance, qui décidait de la guerre et le patriarche de Constantinople n’intervenait jamais, contrairement à ce qui se passait en Occident où il fallait une bulle du pape pour lancer
la croisade. Aujourd’hui, aucune armée occidentale ne combat au nom de la foi chrétienne. Alors que les croisés arboraient fièrement la croix sur leurs hauberts, il n’y a aucun symbole
chrétien aujourd’hui dans les armées occidentales engagées au Proche Orient : aucun avion, char, uniforme porte la croix, sauf peut-être comme décoration. De là à assimiler les nations
européennes à des armées croisées…
Les extrémistes musulmans sont fascinés par le Moyen-Âge
Autour de l’an 1000, Bagdad ou Cordoue étaient des villes d’un million d’habitants alors que Paris n’en comptait que quelques dizaines de milliers. Ensuite, la colonisation et les échecs du monde
arabe ont créé une grande frustration et les rêves de conquête actuels se font en référence à cet âge d’or du Moyen-Âge, qui est relu de manière très positive : c’était le période où les
musulmans ont réussi à chasser les croisés avec Saladin, figure qui a lui aussi une composante mythique très forte. De là cette idée que les musulmans ont vaincu les croisés et qu’il faut
renouveler aujourd’hui cette victoire. La perception du Moyen-Âge est tout autre chez les Occidentaux : ils l’assimilent — et le spécialiste ne peut que le regretter — à
l’obscurantisme et au fanatisme. En soi, cette lecture du passé est fort significative. Mais au-delà de l’imaginaire et de l’idée que chacun se fait du Moyen-Âge, le contexte n’a plus rien à voir
avec celui des XIIe et XIIIe siècles. Chez les islamistes, l’exaltation de la civilisation musulmane médiévale se mêle
à un discours extrêmement négatif sur la décadence actuelle de l’Occident. Paris, capitale des Lumières et de la modernité dans leur vision du monde, devient une cible d’autant plus privilégiée
de leurs attaques. Au dernier siècle, ces thèmes apparaissent déjà dans les discours favorables à la décolonisation, qui est souvent porté par des mouvements qu’on pourrait appeler
« laïcs ». Du reste, la colonisation européenne du Proche Orient, après la chute de l’Empire ottoman, a été réalisée par des États très laïcs, qui étaient tout sauf
« croisés ».
Le rêve millénariste d’instauration de l’Islam pur sur toute la surface de la terre aide à comprendre la démarche islamiste
Ceux qui s’engagent dans un tel combat et qui sont prêts à donner la vie par le suicide ne l’auraient
pas fait sans une ferme croyance en l’avènement d’un monde meilleur. C’était le cas du communisme ou du nazisme : tous les mouvements extrémistes prospèrent sur l’utopie de la création d’un
monde parfait, débarrassé par la force de tous les ennemis, et avec un programme qui relève de la foi aveugle en l’avenir meilleur. Le cas échant, ces ennemis sont symbolisés par la figure du
croisé, quelles que soient les réalités historiques. Pour les historiens, cela ne tient pas du tout la route : c’est un abus de langage très surprenant, qui ne s’explique que par cette
volonté de revenir à l’âge d’or du Moyen-Âge où l’islam était partout victorieux.
Le terme de « martyr » est lui aussi tout à fait dévoyé dans le contexte islamique : le mot évoque des réalités absolument opposées dans le monde chrétien et dans le monde
musulman
Un martyr chrétien est tout sauf un martyr musulman, car le premier se laisse tuer, sans se défendre par
les armes, alors que le second croit qu’il va accéder automatiquement au paradis parce qu’il sera mort en combattant des infidèles. Son exemple n’est pas le Christ crucifié, ordonnant à Pierre de
remettre son épée dans le fourreau à Gethsémani, mais Mohamed récupérant la Mecque par les armes. Sur ce plan également, la vision musulmane du martyr ne correspond en rien à l’engagement des
croisés, qui au XIIe-XIIIe siècles n’étaient pas sûrs de leur salut s’ils étaient tués sur le champ de bataille.
Encore fallait-il pour aller au ciel, qu’ils soient en état de grâce à la suite d’une démarche pénitentielle qui exigeait la contrition et la confession. Cette dimension sacramentelle et les
dispositions d’esprit requises ne rendaient pas du tout automatique le salut des âmes. Il est significatif que l’Église n’a jamais canonisé de croisé, à l’exception de saint Louis. Mais son
action en Terre sainte n’a pas été prise en compte au cours de son procès de canonisation. Le martyr chrétien est un homme pacifique qui est prêt à témoigner au prix de sa propre vie de son amour
de Dieu et de son désir de salut de tous les hommes, et même de ses bourreaux, que l’exemple de sa patience face à la souffrance pourra ébranler. Le martyr musulman est à l’inverse un combattant
au service d’une cause qui requiert l’usage des armes contre les infidèles.
2.
Les croisades dans leur principe n’étaient pas dirigées contre l’Islam : il s’agissait de libérer les lieux saints dont l’accès pour les pèlerins chrétiens était rendu difficile par les Turcs Seldjoukides. Jamais personne n’a eu l’idée de porter le combat jusqu’à La
Mecque : ce n’était pas le but. Les croisades n’étaient donc ni anti-musulmanes, ni anti-arabes, ni anti-califat, ni même anti-seldjoukides. Du reste, par intermittence, les relations avec les
musulmans pouvaient être excellentes. En témoignent, en parallèle des croisades, le respect mutuel entre Richard Cœur de Lion et Saladin, François d’Assise reçu par le sultan en Égypte ou
l’accueil par les théologiens chrétiens de la pensée arabe au XIIIe siècle.
Les croisades avaient pour but principal la question du pèlerinage vers Jérusalem
Le but principal et originel des croisades était de permettre aux chrétiens de se rendre librement en pèlerinage à Jérusalem. Au départ, elles avaient aussi
pour but de protéger l’Empire byzantin des attaques turques et de défendre les communautés chrétiennes d’Asie Mineure ou Syrie. C’est d’ailleurs bien parce qu’elles n’étaient pas dirigées contre
l’islam que les croisades ont permis de belles rencontres humaines au cours desquelles les adversaires ont trouvé des accords et manifesté un respect commun, comme en témoignent par exemple
pendant la troisième croisade le respect mutuel et même l’amitié entre Richard Cœur de Lion et Al-Adel, le frère de Saladin qui deviendra sultan, saint François d’Assise reçu par le sultan
Al-Kamil en Égypte pendant la cinquième croisade, l’accueil par les théologiens chrétiens de la pensée arabe au XIIIe siècle (Averroès « passeur » d’Aristote en Occident)…
3.
Si l’on veut faire une comparaison, il
faudrait se demander quelle serait la réaction des musulmans si les occidentaux envahissaient l’Arabie Saoudite et empêchaient les croyants musulmans d’aller à la Mecque. Il faut évidemment ne pas nier que les croisades ont été parfois gravement détournées de leur but et que l’intention de
certains croisés n’était pas toujours très droite.
On imagine mal que des croyants musulmans convaincus resteraient les bras croisés si on les empêchait de se rendre sur leurs lieux saints. Cette légitime défense peut cependant déraper, comme les
chrétiens doivent eux-mêmes reconnaître que c’est arrivé au cours des croisades
Les croisades sont entachées par des épisodes qui rebutent profondément une conscience chrétienne, comme les pogroms contre les juifs, les massacres d’habitants de villes prises d’assaut, le
scandale du sac de Constantinople en 1204 lors de la quatrième croisade… Ces débordements ont provoqué bien des rejets, y compris de l’idée même de croisade, comme je l’indique dans mon
livre : Des chrétiens contre la croisade. Mais comparer la croisade avec le djihad aboutit à bien des contresens.
4.
Le djihad est conçu dans la doctrine traditionnelle musulmane comme un outil au service de l’islam. Que ceci signifie le devoir de soumettre la terre entière par les armes et la terreur va contre une tradition plus solide et heurte de plus en plus de musulmans, comme en témoigne la récente intervention du président égyptien, Abd Al-Fattah Al-Sisi, dans un discours prononcé à l’Université Al-Azhar. Le djihad tel qu’il est vécu aujourd’hui, par des extrémistes qui considèrent le reste du monde comme un ennemi à vaincre et soumettre, n’a rien à voir ni avec l’islam tel qu’il est vécu par l’écrasante majorité des musulmans, ni (encore moins !) avec les croisades.
Le 28 décembre 2014, le président égyptien s’adressait aux érudits et aux prédicateurs d’Al-Azhar , la plus prestigieuse université du monde islamique
Son discours est à la portée de tous dans cette vidéo : https://youtu.be/NJfnquV7MHM. « Nous devons changer radicalement [notre compréhension de] notre religion. […] Est-il concevable que 1,6 milliard de personnes puissent penser qu'ils doivent tuer les autres membres de l'humanité qui compte 7 milliards de personnes afin de pouvoir vivre? C’est impensable ! ».
Le véritable djihad n’est pas le devoir de la « guerre sainte » au reste de l’humanité
Le djihad des terroristes est une conception idéologique – et non religieuse ! – du monde, séparé entre le dar al islam (la maison de l’islam) et le dar al harb (la maison de la guerre). Cette vision est certes présente dans la tradition islamique. Mais Dieu merci, il se trouve de nos jours de plus en plus de musulmans pour rappeler que le djihad est avant tout le combat spirituel, l’effort pour se rendre disponible à Dieu (dans son cœur, avec ses biens et en résistant à Satan), et que la charia elle-même définit de façon assez restrictive les circonstances (surtout défensives, et d’abord contre les musulmans hérétiques) dans lesquelles cela peut signifier de prendre les armes.
Le Coran lui-même contient plusieurs condamnations explicites du terrorisme exercé au nom du djihad
Les autorités musulmanes les plus respectées ont rappelé récemment à plusieurs reprises (voir Que disent les grands savants de l’islam sur le terrorisme ?, Éditions Anas, Le Blanc-Mesnil, 2004), que l’islam interdit expressément :
de tuer des innocents : « Épargner les enfants, les fous, les femmes, les prêtres, les
vieillards et les infirmes, sauf s'ils ont pris part au combat. […] Quiconque tuera une personne non coupable de meurtre […] sur la terre, c'est comme s'il avait tué tous les hommes. Et
quiconque lui fait don de la vie, c'est comme s'il faisait don de la vie à toute l'humanité (Coran V, La Table servie : 31-32).
de provoquer le chaos (al-fitna) : « Le chaos est pire que la guerre. Tant qu'eux ne vous
combattront pas dans l'enceinte sacrée, ne leur livrez pas la guerre » (Coran II, La Vache : 190-191).
le suicide : « Ne vous donnez pas la mort » (Coran IV, Les Femmes : 28-29).
d'après Martin Aurell - aleteia.org
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